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Photo du rédacteurFrédérique Jeske

Libération de l’entreprise ou du dirigeant ? Histoire d’une entreprise vivante…

Il est facile d’affirmer que l’entreprise doit se transformer et prendre meilleur soin de sa ressource majeure : les femmes et les hommes… Et nombreux sont les théoriciens à présenter le concept d’« entreprise libérée » comme une solution magique au désengagement des salariés.

Mais, dans la vraie vie, comment transformer une organisation et redonner confiance et autonomie à son équipe ?

J’ai rencontré un dirigeant qui agit concrètement : Antoine Blondel, exploitant agricole depuis 30 ans, devenu aussi entrepreneur humaniste, nous présente son parcours de transformation personnelle et la naissance de son « entreprise vivante » : écoutons-le, et tirons leçon de cette expérimentation exceptionnelle !

Merci Antoine de nous ouvrir de nouveaux horizons…


Antoine, pouvez-vous svp nous raconter en quelques mots votre parcours et nous dire comment vous êtes devenu entrepreneur ?

J’ai bientôt 50 ans, j’ai fait un BTS gestion d’entreprise agricole, et j’ai été exploitant d’entreprise agricole pendant 30 ans, entre Rouen et Dieppe.

Il y a 5 ans, je labourais mon champ et j’ai reçu un mail pour un séminaire qui s’appelait : « que voulez-vous faire de vos 20 prochaines années ? ».

J’ai arrêté mon tracteur et je me suis dit il faut que je fasse ce séminaire. Ça se passait à la Réunion en plus. Le plus difficile en fait a été de convaincre ma femme de ne pas venir avec moi !

J’ai senti qu’il était temps de m’interroger sur qui je suis, et qui j’ai envie d’être.

Je suis revenu de ce séminaire chamboulé, il s’était vraiment passé quelque chose, une consultante sur place m’a alertée, en me disant : « Antoine je t’invite à faire quelque chose, car les prochaines années vont être très longues pour toi et je détecte que la réussite individuelle ne t’intéresse plus. Réfléchis à cela. Tu as besoin d’une équipe ».

Et en janvier, j’ai contacté le CRA, je suis tombé par hasard sur une entreprise de service à domicile qui était à la dérive : un CA de 2M€, 70 salariés, et des pertes de 10K€ par mois !

J’avais 45 ans, un peu d’argent de côté, j’ai rencontré le cédant et je me suis fait aider pour la cession par des gens compétents. Et quelques mois après, j’étais dans les murs.

Le climat social était délétère, j’étais moi-même assez directif, voire même dirigiste ! j’avais emprunté plusieurs milliers d’euros et du coup je voulais tout gérer et contrôler.

Il m’a fallu 6 mois pour mettre l’entreprise sous contrôle et reprendre la barre.

Vous avez décidé, après quelques années de direction de cette entreprise, de vous lancer dans un processus de « libération de l’entreprise », comme on dit. Un sacré défi dans un secteur qui n’est pas forcément le modèle en matière d’innovation sociale…

Personnellement, je pense que pour créer un climat de confiance qui permette à chacun de s’épanouir et de s’engager dans l’entreprise, il est nécessaire de travailler sur soi avant tout, en tant que dirigeant : se transformer soi-même, pour pouvoir transformer l’entreprise. Adhérez-vous à cette conviction ? Quel a été votre cheminement personnel ?

Déjà, je suis juge au Conseil des Prudhommes depuis 9 ans, et j’ai pu maintes fois constater les dégâts que peuvent faire les pyramides hiérarchiques et les difficultés relationnelles entre les gens, ce gâchis terrible dans les entreprises…

Ensuite, j’ai été clairement bousculé par des personnes extérieures : après l’achat, j’étais fier de rappeler la consultante que j’avais vu au séminaire initial, pour lui dire que j’étais à la tête de mon entreprise !

Et elle m’a bien douché, en m’alertant : « je suis heureuse pour toi, mais je crains que cela ne dure pas longtemps ! tu m’avais expliqué que tu voulais partager une réussite et tu ne me parles que de mise sous contrôle ! ».

Et elle m’a ainsi incité à réfléchir et à être vigilant, soulignant qu’elle ne me sentait pas « aligné ».

Je n’ai pas dormi pendant deux nuits, j’ai compris qu’elle avait raison. Et j’ai suivi son conseil précieux :

«me transformer avant de transformer mon entreprise ».

Je ne savais pas ce qu’était se transformer. Je suis allée dans un cabinet spécialisé et j’ai suivi un parcours pendant un an et demi. Un long temps de transformation.

Au début, j’ai trouvé tout cela nul et pathétique, rien ne me parlait, j’étais totalement dubitatif, et il a fallu plusieurs sessions pour y trouver un intérêt.

J’ai vite compris que pour transformer une organisation, il fallait déjà accepter que les idées viennent d’en bas et pas d’en haut.

Sans compter que je ne connaissais pas le métier des services à la personne ! Je ne fais pas le travail, et j’ai appris que :  « seuls les gens qui font savent »

Je me suis beaucoup interrogé sur la pyramide hiérarchique, qui n’a plus de sens…

Qui crée la richesse : les 70 soignants. Que fait la hiérarchie ? est-ce qu’on leur simplifie ou on leur complique la vie ?

Finalement, à force de créer des référentiels et de diffuser des notes de service, en fait on leur complique la vie, et on scie la branche sur laquelle on est assis.

J’ai donc redessiné mon organigramme avec au centre le client qui commande dans une entreprise de services, puis les auxiliaires de vie, puis les fonctions support, puis les cadres, puis moi. En spirale. Tout le monde est au même niveau désormais.

Et mon rôle est de « prendre soin d’eux ». Les personnes à l’extérieur du cercle prennent soin de ceux qui sont à l’intérieur, il y a une réciprocité.

L’important aussi, c’est pourquoi j’ai décidé d’agir, quelle était mon intention.

En fait, je suis très en colère de la façon dont on traite les auxiliaires de vie dans ce pays. Ces femmes et hommes qui prennent soin de nos ainés et qui touchent 800€ par mois, c’est insupportable.

Ce qui m’anime tous les matins, c’est de ne plus supporter cet état de fait. Etant à la tête d’une petite organisation de 90 personnes, c’est ma pile. Je me bats et je partage ce que je récolte.

Vous vous inspirez d’un modèle néerlandais (le modèle Buurtzorg) qui a révolutionné les soins à domicile en créant de petites équipes de travail locales et autonomes : pouvez-vous nous en dire quelques mots et nous expliquer ce qui vous a passionné dans cette expérimentation ?

Comment avez-vous procédé concrètement ?

Comment placer les salariés au centre des décisions ?

C’est un exemple européen incroyable. Ce dirigeant est désormais à la tête de 14 000 salariés, 12 ans après avoir travaillés à 4, et ils n’ont que 50 salariés en fonctions support.

Et quand on demande à ce dirigeant quelle est sa stratégie, il répond simplement :

« je fais confiance en l’être humain. J’ai confiance ; je n’ai pas de codir pas de DAF. Mon modèle est simplissime, dans la confiance. Et les clients et les salariés viennent à moi ».

Et ça marche. Ce type est un extraterrestre… sauf si finalement, c’est nous les extra-terrestres, car finalement, cet homme est un terrien, un humain !

C’est en l’écoutant que je suis devenu un « fossoyeur de la pyramide hiérarchique » !

Ce sont les gens à la base qui créent la richesse, qui est ensuite répartie de manière inégalitaire avec les gens au-dessus. Et ce n’est pas politique, c’est du bon sens.

Les comités de direction sont une erreur : penser que quelques personnes puissent gérer seuls la complexité d’une organisation, c’est un leurre ! Les chefs de service prennent la parole au nom de leur équipe et pensent pouvoir donner des avis sur tous les sujets parce qu’ils appartiennent au comité de direction, alors qu’ils ne connaissent rien au métier de leurs collègues !

J’ai fait exactement comme cet entrepreneur hollandais : Il a mis des équipes autonomes en place, de 8 à 10 auxiliaires de vie.

J’ai ainsi voulu mettre en place une organisation qui ne soit pas descendante : j’ai commencé par organiser des ateliers d’écoute des salariés. Et j’ai récolté plus de 50 propositions !

Nous avons analysé la faisabilité et la pertinence de toute les idées et décidé d’ouvrir 5-6 chantiers.

Par exemple, nous avons mis en place le recrutement participatif, qui fonctionne très bien maintenant !

Nous avons aussi mis en place des équipes autonomes, en confiance, et nous avons co-construit les règles. Nous avons organisé les équipes, de 8 à 10 personnes, par zones géographiques, au plus proche de leurs domiciles. J’ai repris complètement le modèle hollandais.

Est-ce qu’il est facile et rapide de changer ainsi les modes de fonctionnement internes à l’entreprise ?

En fait, cela ne peut pas être brutal, c’est long, car au début on a peu d’adhésion et il faut accepter un long temps d’adaptation des collaborateurs.

Quand on change le modèle on n’a pas une bascule rapide, mais c’est viral.

Les gens manquent de confiance. Il faut accepter que tout le monde n’y soit pas prêt. Et aussi que ça nécessite du temps. Aujourd’hui, on veut tout, tout de suite ! il faut apprendre à être patient !

J’ai voulu que ce soit très simple et j’ai acté que l’équipe avait « tout pouvoir, à trois conditions » :

  1. Respecter les attentes des clients car nous sommes une entreprise de services !

  2. Respecter les lois du travail

  3. Respecter l’équilibre économique : je suis transparent et je leur dis combien ils coûtent et combien ils rapportent, de manière simple, pour leur donner les clés et éviter les comportements infantilisants.

Au début, la 1e équipe était abasourdie : on a tous pouvoirs ?

Attention, car il y a une contrepartie : je suis intransigeant sur le respect des règles ! Maintenant, je ne porte plus mon autorité sur les personnes mais sur le respect des règles.

Il faut donner un CAP.

Pouvez-vous nous parler des résultats, de l’impact de cette organisation innovante sur l’activité ?

Vous avez redressé l’entreprise, en termes de rentabilité. Pensez-vous que c’est grâce à cette petite révolution d’organisation ?

Et l’impact sur les équipes, quel est-il ?

Les premiers résultats sont encourageants :

  1. Un climat d’apaisement dans un métier stressant et dur

  2. Un fort effondrement du taux d’absentéisme ce qui baisse mes problématiques de recrutement !

  3. Et un vrai sentiment de liberté des salariés/ on a plus de responsabilités mais on se sent plus libre.

Et aussi, des talents qui sont maintenant valorisés et qui osent être créatifs, me proposer par exemple de nouvelles idées, de nouveaux services aux patients.

C’est vraiment une organisation qui permet une ouverture à la créativité : « l’intelligence qui s’amuse » !

Aujourd’hui, mon entreprise fait des bénéfices et j’ai 90 salariés sur le terrain. Je compte doubler l’effectif terrain sans augmenter l’équipe encadrante, ce qui me permettra de redistribuer l’économie sur les charges de structure aux salariés ! Je suis certain que c’est faisable et j’y mets toute mon énergie !

Considérez-vous que votre entreprise est une « entreprise libérée » ? Est-ce qu’il ne s’agit pas d’un énième concept marketing à la mode, finalement ? Et pensez-vous qu’il soit possible de réaliser ce type de transformation dans n’importe quel secteur d’activité ?

Je n’aime pas le mot entreprise libérée, j’appelle ça l’entreprise vivante !

L’idée est de redonner de l’enthousiasme, il s’agit d’un organisme vivant.

Avant, j’étais le roi du monde des solutions, ça flattait mon ego !

Dans ce nouveau modèle d’organisation, je m’efforce de ne pas trouver des solutions à des problèmes qui sont pas les miens. J’accompagne et j’invite à réfléchir les salariés. Je m’interdis de trouver une solution et j’invite l’autre à réfléchir.

Avec l’équipe encadrante, on se réunit mais on parle plus des ressentis personnels que des problèmes de l’entreprise : « comment tu te sens, quels sont tes besoins, comment s’entraider ».

Je suis convaincu que ces principes de bon sens peuvent être mis en place dans n’importe quelle entreprise (on le voit chez Kiabi par exemple)…

Dès lors qu’on réapprend à écouter les salariés, à redonner de l’enthousiasme par la créativité et la responsabilité, tout est possible.

Dans cette transformation de l’organisation, nous pouvons nous trouver en situation d’imposer cette liberté et cette prise de responsabilité à nos salariés, qui, pour certains, ne le souhaitent peut-être pas. Comment proposer cette liberté aux personnes, plutôt que l’imposer ?

La réponse, c’est l’accompagnement. Et travailler avec les gens pour les aider à prendre confiance en eux. Par exemple, il est important d’avoir des facilitateurs pour aider les salariés : comprendre pourquoi la situation ne leur convient pas. Voir si on a envoyé suffisamment de signes de confiance… ça demande du temps !

Et il peut y avoir des gens qui n’adhèrent pas et quittent le navire ! C’est leur responsabilité.

Quels conseils donneriez-vous à un dirigeant qui souhaite remettre l’humain au centre de son entreprise et libérer ainsi les énergies de ses salariés ?

Il ne faut pas être impatient. Accepter de ne pas tout maîtriser. Et il faut avoir un cap et une vision, semer et laisser faire. On ne récolte pas tout de suite, mais le temps viendra !

Il est essentiel aussi d’expliquer : il faut savoir où on va, mais les équipes doivent le savoir aussi. Si on faisait un parallèle avec un bateau : on ne monte jamais dans un bateau sans savoir où on va et sans capitaine !

Il faut un capitaine. L’idée n’est pas de se débarrasser du capitaine, mais de changer sa posture.

C’est bien la posture du dirigeant qui doit évoluer : inviter les salariés à fixer le cap ensemble (nos valeurs, notre raison d’être…), inviter l’équipe encadrante à tenir la barre avec soi (on sera plus solides en cas de tempête !), accepter de piloter.

Et jouer la transparence. Il y a trop de non-dit aujourd’hui dans les organisations.

Merci Antoine de ce témoignage questionnant et de cette expérimentation qui ouvre de nouveaux horizons !

Chères Lectrices, Chers Lecteurs, J’espère que vous avez été aussi impressionnés que moi par le courage d’Antoine et sa vision… Une belle confirmation concrète de l’une de mes convictions : la transformation de l’entreprise passe avant tout par… la transformation de son dirigeant !

Conviction partagée par un autre dirigeant engagé :


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